pleure, ma belle,
tu pisseras moins !
Temps de lecture
- Publié le
Marie-Caroline HADDAD
Mesdames, où allez-vous pour soulager votre vessie ?
Le sujet pourrait prêter à rire s’il n’était pas pas si embarrassant et s’il ne nous tenait pas en haleine depuis plus de cinquante ans. À Amsterdam, il vaut mieux être un homme si l’on veut se balader l’esprit léger sans avoir à anticiper de “pause pipi”. S’il est au cœur de nombreuses discussions sur les réseaux sociaux en ce moment – du fait de la fermeture des cafés et restaurants – le manque d’espaces accordés aux femmes pour uriner n’est pas un problème récent. Dans la capitale néerlandaise, il est l’objet de revendications féministes depuis des années. To pee or not to pee ? Telle est la question que se posent toutes les amstellodamoises en promenade.
Une inégalité flagrante…
Un simple regard sur cette carte nous donne un élément de réponse. Aujourd’hui, la Gemeente d’Amsterdam compte trente toilettes publiques et cinquante-trois urinoirs. Si l’on se concentre uniquement sur le centre-ville, il y a en tout neuf toilettes accessibles à tous contre quarante deux urinoirs utilisables uniquement par des hommes valides. Oui, Amsterdam est une très mauvaise élève sur ce sujet comparée à ses homologues européens (Paris, certes plus grande, compte tout de même près de 700 toilettes publiques). Pourquoi la ville aux 165 canaux a-t-elle si peu de toilettes et, proportionnellement, tant d’urinoirs ?
…vestige d’un temps révolu
Les fameuses Amsterdamse krul qui s’inscrivent dans le paysage du centre-ville ont été installées avant la seconde guerre mondiale. Elles sont les vestiges d’un temps, heureusement révolu, où les femmes étaient censées passer leurs journées à la maison pour s’occuper des enfants. La nuit, il était évidemment hors de question qu’elles traînent dans les rues contrairement aux hommes qui, eux, avaient bien mérité de passer un peu de temps dans les cafés bruns après leur journée de travail. Quel plaisir de pouvoir se soulager à l’air frais après quelques bières ! De fait, s’il n’est dit nulle part que ces urinoirs sont interdits d’accès aux femmes, il est évident, du fait de leur design, qu’ils ont été pensés pour les représentants du sexe masculin uniquement. Peut-on réellement s’en étonner alors que la très sérieuse « Commission des urinoirs », à l’origine de l’installation de ces krul n’était, assurément, composée que d’hommes ? Depuis, si les femmes se sont émancipées, les toilettes de la ville, elles, n’ont, malheureusement, pas beaucoup évolué.
Les Dolle Mina soulèvent la question
Lors de la seconde vague féministe, un groupe se distingue : Les Dolle Mina (dont le nom est inspiré par Wilhelmina Drucker, l’une des premières activistes néerlandaises). Composé de femmes et d’hommes qui pensent que les revendications d’égalité entre les sexes ont un plus grand impact si elles sont mises en scène de façon ludique, ce groupe orchestre une série de « joyeuses » manifestations à Amsterdam à partir de janvier 1970. Les Dolle Mina œuvrent notamment contre le harcèlement de rue (et oui, déjà !), pour la gratuité de la pilule contraceptive, un accès à l’éducation égal entre hommes et femmes, la mise en place de crèches supplémentaires et la création de toilettes publiques accessibles à tous. Pour appuyer cette revendication, le 24 janvier elles ferment les Amsterdamse krul à l’aide d’un ruban rose. Ainsi, les hommes se retrouvent également sans moyen de soulager leurs vessies. Les tracts qu’elles distribuent ce jour-là (exposés de façon permanente au Amsterdam Museum) portent le message suivant :
Nous, femmes des Pays-Bas, demandons des toilettes publiques. Pourquoi les hommes ont-ils la possibilité d’uriner dans toutes les krul de la ville ? Pourquoi les femmes, elles, n’ont pas d’endroit où le faire ? Les femmes n'ont-elles pas, elles aussi, ce besoin naturel ?
En 2017, le cas Geerte Piening réveille les passions
Quarante-cinq ans plus tard, on pourrait penser que le problème a été résolu, que la ville a su évoluer au rythme de l’émancipation des femmes. Et pourtant, Amsterdam compte, en 2015, trois toilettes publiques en centre ville. Oui, trois. En comparaison, Paris a déjà ses 435 sanisettes. Une fois n’est pas coutume, il semble que la ville lumière ait pris en considération, avant sa cousine du nord, l’ampleur de cette problématique de santé publique. En effet, si à Paris l’entreprise J-C Decaux installe des sanisettes à tout va depuis 1980, Amsterdam réfléchit encore à leur coût, quinze ans plus tard.
Comment faire alors, lorsque vous êtes une femme et que vous avez un besoin pressant en sortant d’un bar ? Y retourner ? Impossible. Si le propriétaire est surpris avec un client dans son établissement après l’heure de fermeture, il aura une amende. En septembre 2015, Geerte Piening, de retour de soirée, fait face à ce dilemme. Plutôt que de faire sur elle, cette étudiante a préféré s’accroupir entre deux voitures, à l’abri des regards. Bien mal lui en a pris : des policiers l’aperçoivent et lui donnent une amende de 90 euros. Indignée par l’injustice de la situation, Geerte décide de contester son amende. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque deux ans plus tard, l’affaire enfin portée au tribunal, le juge considère qu’elle était dans son tort. Selon lui, elle aurait dû utiliser l’un de ces fameux krul à proximité car « même si cela n’est pas confortable, c’est faisable. » Comme on peut s’en douter, le juge était un homme.
Lorsque l’affaire paraît dans la presse, de nombreuses personnes sont choquées. C’est le cas de Cathelijne Hornstra. Contactée, elle nous confirme qu’elle a eu une réaction d’indignation instantanée : « Quand j’ai lu la remarque de ce juge, je me suis immédiatement dit : « Toi, soit tu ne t’es jamais rendu dans l’un de ces urinoirs, soit tu n’as jamais fait attention à l’anatomie féminine ! » Comment peut-il dire ça, alors que le design de ces urinoirs révèle la nudité de toute personne qui s’accroupit ? N’a-t-on pas le droit à un minimum de décence, nous aussi ? ».
Mue par une envie de se moquer de ce jugement injuste et saugrenu, elle appelle à manifester et lance un événement Facebook. Son initiative est reprise immédiatement dans les journaux. À la place de la vingtaine de personnes qu’elle pensait rassembler, ce sont plusieurs milliers d’hommes et de femmes de tout le pays, qui souhaitent la rejoindre sur Leidseplein, le 23 septembre. Par mesure de sécurité, elle annule alors la rencontre et invite chaque personne, qui le souhaite à se prendre en photo devant l’un des urinoirs de la ville et à publier la photo en question sur Instagram sous le #actiezeikwijf (les femmes en action). Beaucoup de personnes se prêtent au jeu dans un esprit bon enfant, qui n’est pas sans rappeler celui des Dolle Mina.
Malheureusement, ce buzz n’a pas eu l’impact escompté. « Le King’s day suivant, j’ai appris que sur les 400 urinoirs mobiles qui avaient été prévus seuls 4 étaient accessibles aux femmes. », déclare Cathelijne Hornstra. Pour cette Dolle Mina du 21e siècle, ce qui avait commencé comme une blague est devenu un véritable cheval de bataille :
Nous réclamons une chose qui devrait être acquise depuis longtemps. Pourquoi nous, les femmes, n’avons-nous pas la même liberté que les hommes sur le sujet ? Le comble étant tout de même que, lorsque nous avons la chance de croiser des toilettes publiques, nous devons payer pour pouvoir satisfaire un besoin naturel alors que les urinoirs, eux, sont gratuits !
Aujourd’hui, des solutions pour compenser…
Contactée, la municipalité a confirmé être bien au fait de la situation et travailler à son amélioration. De fait, depuis 2017, voici ce qui a été mis en place :
- Ouverture au public des toilettes de neuf bureaux de la ville
- Ouverture au public des toilettes des bibliothèques municipales
- Ouverture au public des toilettes de six bureaux de police
- Il a été demandé à tous les établissements dépendants de la municipalité de faire de même.
- Ajout de toilettes temporaires dans les parcs, en été.
La ville prévoit également de demander aux cafés et restaurants d’ouvrir systématiquement leurs toilettes au public (d’ici là, ils agissent selon leur bon vouloir.) Enfin, sous peu, trois toilettes publiques devraient être placées sur les grandes places : Rembrandtplein, Appeltjesmarkt et Noordermarkt. Les dates doivent encore être précisées.
De plus, la Gemeente travaille de concert avec l’application Hogenood qui permet de localiser l’ensemble des toilettes ouvertes au public.
Si l’on peut se réjouir de ces actions, le scénario est encore loin d’être idéal. Il ne faut pas perdre de vue que seules des toilettes publiques, ouvertes jours et nuits, offrent la même liberté aux femmes (et aux personnes à mobilité réduite) que celle dont bénéficient les hommes avec les urinoirs de la ville. En effet, il semble peu probable qu’en se promenant dans la rue, à l’issue d’une soirée arrosée, on choisisse l’option bureau de police pour se soulager, plutôt que celle, plus discrète, des toilettes publiques.
…Pas toujours applicables
Depuis plusieurs mois, comme c’est le cas dans de nombreux pays, les quelques toilettes publiques de toutes les villes néerlandaises sont fermées. Malheureusement, on ne le sait que trop bien, les musées, les bibliothèques, les cafés, les restaurants aussi. Plus que jamais, la question est sur toutes les lèvres des amstellodamoises : où aller pour se soulager ?
Des histoires plus ou moins drôles circulent sur les réseaux sociaux. De la femme enceinte qui tente tant bien que mal de s’accroupir discrètement dans les buissons, à celle qui ne porte plus que des baskets afin de pouvoir rentrer chez elle en courant, en passant par l’outil qui règle TOUS les problèmes des femmes et de leur vessie pleine : le pisse-debout.
Mesdames, si vous ne connaissez pas encore cette merveille de technologie, sachez qu’elle vous permet d’aller dans n’importe quelle krul de la ville vous soulager sous le regard ahuris des passants. Vous trouvez cela encombrant et peu discret ? Mais non, voyons, c’est léger et de toute beauté ! Vous vous demandez pourquoi, encore une fois, c’est à vous de payer quand vous cherchez simplement à assouvir un besoin naturel ? Pourtant Mesdames, la raison est évidente : le chemin pour l’égalité est encore long et parsemé de combats de ce type.
Oh, non mesdames, ne pleurez pas ! Enfin, si, vous pisserez moins.
pour aller plus loin
Pour tout connaître de l’Histoire des droits et de l’émancipation des femmes aux Pays-Bas : https://atria.nl
Pour suivre les informations officielles concernant l’installation de toilettes publiques : https://amsterdam.raad-sinformatie.nl. (Taper toiletten dans le champ de recherche)